Le mirage de la formation moderne

  • FONCTION CONSULTANT-FORMATEUR
  • 14 Juin 2025
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Pourquoi tant de formations échouent à transformer ?

À l’ère du digital learning et des modules scénarisés, la formation professionnelle semble plus accessible et séduisante que jamais. Pourtant, les résultats tardent, les comportements ne changent pas, et les entreprises s’interrogent : où est passé l’impact ?

Cet article explore en profondeur un phénomène inquiétant : la confusion entre comprendre et se transformer.
Vous y découvrirez pourquoi le savoir seul ne suffit plus, et comment le training, l’effort et la répétition redeviennent les véritables piliers d’un apprentissage vivant et durable.

? Un texte à lire pour réconcilier pédagogie exigeante et transmission incarnée.

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Ou comment on a transformé la formation en storytelling de compétences, en oubliant qu’apprendre, c’est changer.

 

 

Prologue – Le réel comme terrain d’apprentissage

« Il n’y a pas d’enseignement vivant sans expérience incarnée. Il n’y a pas de pédagogie sans chemin. »

Ce texte est né d’un parcours.
Pas d’un programme. Pas d’un plan de com’. Mais d’un chemin réel, fait d’erreurs, d’efforts, de rencontres et d’inspirations parfois arrachées au silence.

Il ne s’adresse pas à tout le monde.
Il s’adresse à ceux qui savent ce que c’est que de chercher.
Chercher à comprendre. Chercher à faire juste. Chercher à transmettre autrement.
Et parfois, chercher simplement sa propre place dans un monde où l’on apprend souvent trop tard… que l’essentiel ne s’enseigne pas. Il se vit. Il se découvre. Il se façonne.

Ce texte est un hommage aux tâtonnements féconds.
À ceux qui, faute de maître, ont dû apprendre dans la douleur.
À ceux qui, aujourd’hui, veulent devenir les passeurs qu’ils n’ont pas eus.

Nous n’écrivons pas pour dénoncer.
Nous écrivons pour rehausser le niveau de conscience dans les métiers de la transmission.
Pour poser à nouveau la question :

  • Qu’est-ce que former, si ce n’est éveiller

  • Et comment transmettre ce qu’on n’a pas soi-même intégré ?

Ce texte s’adresse :

  • Aux pédagogues du réel.

  • Aux DRH éveillés.

  • Aux artisans de la compétence.

  • Aux mentors exigeants.

  • Aux formateurs fatigués des effets waouh qui s’éteignent après le PowerPoint.

Nous ne proposons ni modèle à suivre, ni méthode miracle.
Mais une exigence à retrouver.
Celle de la cohérence entre l’intention, le geste et le résultat.
Celle d’un accompagnement qui respecte la personne autant que le métier.

Car former, ce n’est pas distraire.

Ce n’est pas simplement faire "faire comprendre quelques choses » Cela devrait être plus souvent accompagner « un parcours d’expérience ».

Le cadre au maître, la leçon à l’élève".

C’est construire une réalité partagée, pas à pas, dans un dialogue entre savoir-faire, savoir-être… et savoir-transmettre.

Et s’il y avait, au fond, un art perdu de la formation ?
Un art qu’il ne s’agirait pas d’inventer, mais de réactiver — en nous, entre nous, pour les générations à venir.

 

 

1. Le mirage de la formation moderne

"Ce qui brille n’éclaire pas toujours."

Un jour, une DRH enthousiaste me montre le nouveau module de formation digital qu’elle vient de lancer pour ses managers. Le visuel est élégant, les couleurs bien choisies, les pictos animés avec soin. On se croirait presque dans un spot publicitaire. Elle me regarde fièrement :

— "Tu vois, c’est clair, c’est fluide, c’est interactif ! Les managers adorent !"

Je clique. En 7 minutes, je parcours le contenu. Tout est bien structuré : un objectif par slide, un quiz rigolo, un exemple bien tourné. Je reconnais le travail.

Mais quand je demande :

— "Et après ce module, qu’est-ce qu’ils font de différent dans leurs pratiques ?"

Elle me répond, un peu surprise :

— "Heu… ben ils ont compris, non ?"

Et voilà. Tout est là.

On a pris la compréhension pour de la transformation.

C’est devenu une constante dans les organisations : l’emballage compte plus que le contenu, et la forme a pris le pas sur la fonction. Le visuel est réussi. La promesse accrocheuse. Les piliers semblent cohérents : objectifs précis, parcours interactif, formats digestes, agilité pédagogique. On coche toutes les cases d’un bon post LinkedIn. On est en terrain connu. Trop connu. Parce que justement… on ne parle plus de formation, mais d’information scénarisée.

On capte l’attention ? Oui.
On structure des séquences rythmées ? Parfait.
On varie les formats pour stimuler les sens ? Très bien.

Mais tout cela reste au niveau du cortex.
Ce fameux cerveau rationnel, content de comprendre, de classer, de liker.
Le cerveau de l’opinion éclairée. Pas celui de la transformation.

Comprendre n’est pas changer.

C’est même parfois une bonne excuse pour ne rien faire.

Nous, les consultants-formateurs de terrain, savons à quel point il est facile de séduire l’intellect et de croire que c’est suffisant. Mais soyons honnêtes : si comprendre suffisait, il n’y aurait plus besoin de coachs, de mentors, de pédagogues engagés. Une simple vidéo YouTube ferait le travail. Or, ce que le cerveau comprend, le corps ne suit pas toujours. Ce qui brille n’éclaire pas forcément la route.

Et si je peux me permettre une touche d’humour : aujourd’hui, dans certaines entreprises, le learning est plus sexy que le learning by doing. Mais c’est dans la pratique — pas dans le slide animé — que naît la compétence vivante.

2. L’exemple du judoka et du philosophe

"La théorie sans pratique, c’est le mirage du savoir. La pratique sans théorie, c’est le chaos. Les deux ensemble, c’est la maîtrise."

La théorie chute au premier contact

Imaginez deux judokas.

Le premier lit beaucoup. Il connaît les grands maîtres. Il peut citer Kano Jigoro, fondateur du judo, et disserter sur l'esprit du budō. Il a des piles de livres chez lui, annotés, soulignés, étudiés. Il parle du judo comme on parle d’un idéal.
Mais… sur le tatami ? Il traîne les pieds. Il évite les randoris trop intenses. Il pense plus qu’il ne pratique. Il doute de ses prises, cherche l'angle parfait avant même de se lancer.

Le second ? Il est là tous les soirs. Il transpire. Il chute, se relève, recommence. Il n’a peut-être pas lu Le Livre des Cinq Anneaux de Miyamoto Musashi, mais il l’incarne. Il sent son corps, son souffle, son adversaire. Il a forgé sa posture dans la douleur, la répétition, le contact réel. Il ne parle pas du judo. Il EST le judo.

Un an plus tard, ces deux-là se retrouvent en compétition.

Devine qui marque les points ?
Ce n’est pas celui qui connaît la philosophie du Kuzushi (le déséquilibre), mais celui qui a appris à le provoquer.
Ce n’est pas celui qui peut expliquer la symbolique du dojo, mais celui qui l’a honorée par sa sueur.

  • Celui qui remporte la victoire, ce n’est pas l’érudit. C’est le pratiquant.

  • Celui qui honore son équipe et son art, ce n’est pas celui qui parle bien. C’est celui qui est prêt.

L’entreprise n’est pas un amphi

Transposons maintenant cette scène à l’entreprise.

Deux profils.

Le premier a fait de longues études. Il connaît toutes les théories du management. Il peut citer Mintzberg, Drucker, Covey. Il a un MBA prestigieux, sait parler de leadership avec des slides impeccables. En réunion, il est brillant.

Mais au quotidien ? Il évite les confrontations, délègue les décisions difficiles, tremble dès que le réel résiste à ses modèles. Il comprend les jeux politiques… mais n’a jamais appris à les traverser avec intégrité.

Le second est un autodidacte. Il a commencé sur le terrain. Il a formé, coaché, assumé des décisions sous pression. Il ne cite pas La stratégie Océan Bleu, mais il a appris à garder la tête froide dans les eaux troubles. Il sait manager un conflit parce qu’il en a vécu. Il sait négocier parce qu’il en a bavé. Il a de la "grammaire" dans les tripes.

  • Le premier pense bien.

  • Le second agit juste.

Dans une crise d’équipe, un départ clé, un client majeur qui menace de partir… à qui feras-tu confiance pour tenir la ligne, remobiliser les troupes, et repartir au combat ?

Tu as compris :
Le diplôme impressionne.
Mais c’est la pratique qui prépare.

Ce qu’on veut former : des ceintures noires du réel

Ce texte ne discrédite pas la pensée. Au contraire.
Mais il rappelle une chose essentielle : penser ne suffit pas.

La formation professionnelle ne peut plus produire des philosophes du comportement.
Elle doit forger des praticiens conscients, ancrés, lucides.
Des femmes et des hommes qui ont testé leurs gestes dans la réalité.

La compétence, ce n’est pas ce que tu sais.
C’est ce que tu peux reproduire avec fiabilité dans un contexte incertain.

Et c’est exactement là que se joue l’enjeu du "training" :
Non pas apprendre pour briller…
Mais s’entraîner pour durer.

3. Le cerveau à trois étages : comprendre ne suffit pas

"Une bonne formation ne nourrit pas que le cerveau. Elle discipline les gestes, sculpte les réflexes et aligne les intentions."

Neurosciences en renfort.

Nous disposons, en simplifiant, de trois grands étages cognitifs :

  • Le cortex : l’intellect, la raison, la logique (10 % de notre fonctionnement)

  • Le limbique : les émotions, la mémoire affective (20 % environ)

  • Le reptilien : les automatismes, les réflexes, l’instinct (70 %)

Or, où se situent la plupart des formations dites modernes ?
Dans le cortex.

Elles sont limpides, parfois ludiques, souvent bien fichues. Mais elles ne descendent pas dans le corps. Elles ne s’impriment pas dans les fibres de la réaction. Elles ne confrontent pas.

Et donc, elles n’ancrent pas.

Sans choc, sans répétition, sans effort dosé, il n’y a pas d’ancrage. Et sans ancrage, il n’y a pas de transformation durable. Ce que l’on comprend n’est pas ce que l’on fait. Ce que l’on fait, c’est ce que l’on a répété jusqu’à en faire une compétence vivante, c’est-à-dire disponible.

Former, c’est donc provoquer un changement de schéma de fonctionnement. Ce n’est pas simplement élargir le champ de conscience, c’est réorganiser le câblage intérieur, pour que la personne dispose d’une autre réponse spontanée à une même situation.

Et cela, chers amis, cela prend du temps.

4. De l’explication à l’incarnation

"Ce que je t’explique, tu le comprends. Ce que tu fais, tu l’intègres. Ce que tu vis, tu le deviens."

Une des grandes illusions de notre époque, c’est de croire qu’expliquer suffit à provoquer l’adhésion. Comme si une idée brillante pouvait faire germer un comportement nouveau sans effort, sans frottement, sans chair. C’est noble, mais faux.

Un jour, en pleine formation, un manager me lance :
— “Mais je sais déjà tout ça !”
Je lui réponds avec un sourire :
— “Alors pourquoi tu ne le fais pas ?”

Le silence qui suit est toujours le même. Un silence gêné. Un silence éclairant.

Ce qui nous manque, ce n’est pas de l’information. C’est de la transformation.

Or, transformer, c’est agir sur trois étages simultanément :

  • Montrer (par l’exemple),

  • Expliquer (par le sens),

  • Faire faire (par l’entraînement).

Ce triptyque, nous l’utilisons tous en pédagogie active. Mais il ne suffit pas de le connaître. Il faut en faire un art. Une danse entre le visible, l’intelligible et le vécu.

Quand tu montres sans expliquer, tu impressionnes.
Quand tu expliques sans faire faire, tu instruis.
Quand tu fais faire sans sens, tu manipules.

Mais quand tu conjugues les trois… tu formes pour de vrai. Et tu touches le cœur du métier : faire passer quelqu’un de la conscience à la compétence.

5. L’engagement, ce n’est pas de la soumission

"Aider sans imposer. Guider sans diriger. Former sans formater."

Il arrive que des formateurs, plein de bonne volonté, tombent dans le piège du “fais comme moi”. C’est flatteur de se sentir modèle. Mais dangereux si l’on oublie que chacun doit devenir auteur de sa propre évolution.

Former, ce n’est pas dupliquer. C’est libérer.

Oui, on peut aider quelqu’un à transformer ses comportements. Mais ce changement n’est valable que s’il est choisi. Sinon, ce n’est pas un progrès, c’est un formatage.

Alors comment fait-on ?

On propose un cadre, clair et exigeant.
On provoque des prises de conscience.
On accompagne l’expérimentation.
Mais on respecte la souveraineté du sujet.

Nous ne sommes pas là pour modeler des clones, mais pour activer les ressources dormantes. Le mot clé ici, c’est autodétermination. Le pouvoir d’agir par soi-même, avec les autres, mais jamais sous les autres.

Et c’est tout l’art du formateur éthique : soutenir sans prendre appui sur l’autre. Inspirer sans aspirer. Et parfois, lâcher la main pour laisser l’élève trouver sa voie — même si elle ne ressemble pas à la nôtre.

6. Progresser, c’est déranger son ancien moi

"Le confort est l’ennemi de l’évolution."

Répétons-le : apprendre, ce n’est pas s’informer. C’est reconfigurer son schéma de fonctionnement. Et cela a un prix : le dérangement de l’habitude.
Ce n’est pas douloureux au sens dramatique du terme, mais c’est inconfortable. Car cela implique :

  • De regarder ses automatismes en face,

  • De désapprendre certaines manières de faire,

  • D’oser une réponse différente là où l’on agissait toujours pareil.

Ce que nous appelons progrès, c’est en réalité un changement d’algorithme interne. Et cet algorithme, il ne bouge pas avec une jolie slide ou un bon mot. Il bouge avec la répétition consciente, l’ajustement minutieux, et la volonté d’en faire une nouvelle norme intérieure.

Et c’est là que le formateur joue un rôle crucial : il devient artisan du déséquilibre fécond.
Pas pour détruire l’existant, mais pour provoquer cette fameuse plasticité comportementale qui distingue les leaders évolutifs des gestionnaires routiniers.

7. Une pédagogie qui descend dans le corps

"Ce que tu ressens, tu retiens. Ce que tu répètes, tu deviens."

Il y a dans certaines formations un moment magique — et rare — où l’apprenant ne pense plus, il agit. Il n’est plus en train de réfléchir à la théorie, il incarne le geste juste. Il ne récite plus la règle, il devient le jeu.

Ce moment, c’est celui où la pédagogie a pénétré les couches profondes de l’être.

  • Le cortex observe.

  • Le limbique s’implique.

  • Le reptilien exécute sans effort.

À ce moment-là, la compétence est passée de l’extérieur vers l’intérieur. Elle n’est plus une idée, elle est une réponse. Un réflexe maîtrisé. Une présence efficace.

Et pour en arriver là, il faut du courage pédagogique.
Celui de ralentir.
Celui de faire répéter.
Celui d’accepter les résistances.
Celui d’inviter l’apprenant à se confronter à lui-même, avec bienveillance mais sans concession.

Parce qu’on ne forme pas quelqu’un pour qu’il sache.
On le forme pour qu’il sache faire.

Et ce faire-là, ce n’est jamais dupliquer. C’est toujours incarner.

8. Former, c’est préparer à la complexité

"La simplicité est une conquête. La complexité est le terrain de jeu du réel."

Il est tentant de simplifier à l’extrême. De tout réduire à des “bonnes pratiques”, des listes à cocher, des modèles en trois étapes. C’est rassurant, vendable, structurant. Mais cela ne prépare pas à la vraie vie. Or, le réel est nuancé, ambigu, mouvant. Il nous met face à des dilemmes, des paradoxes, des tensions entre valeurs. Et si la formation veut rester utile, elle doit entraîner à cela.

Former à la complexité, c’est :

  • Apprendre à décider sans avoir toutes les données.

  • Apprendre à trancher dans l’incertitude.

  • Apprendre à composer avec des humains qui ne réagissent jamais comme prévu.

C’est une éthique du discernement.
Et cela ne s’enseigne pas dans les slides. Cela se cultive dans l’expérience, le débat, le retour réflexif. Dans le fameux “Qu’est-ce que tu aurais fait à sa place ?” ou “Avec le recul, referais-tu la même chose ?”

La formation n’est pas là pour fuir la complexité, mais pour muscler la capacité à l’habiter. C’est ce qui fait toute la différence entre des collaborateurs opérationnels… et des professionnels stratégiques.

9. Dupliquer, maîtriser, transmettre

« Avant d’improviser, il faut savoir rejouer. »

On sous-estime souvent la puissance pédagogique de la duplication. Elle a mauvaise presse dans un monde où tout le monde veut « faire à sa sauce » avant même de savoir cuisiner. Pourtant, dupliquer, c’est écouter à un autre niveau. C’est se rendre présent, à 100 %, à ce qui est dit, montré, transmis. C’est se brancher directement sur la source d’un savoir-faire, sans écran entre soi et l’intention du geste.

Avant même de comprendre, le bon élève commence par reproduire. Il ne s’agit pas là d’un clonage servile ou d’une soumission à une autorité. Il s’agit d’un acte d’humilité intelligente, où je reconnais que ce que je tente de faire a été pensé, peaufiné, éprouvé. Il y a donc une valeur à rejouer la partition, avant d’y ajouter son solo.

Copier n’est pas trahir

« L’imitation bien faite est une reconnaissance silencieuse. »

Dans cette première phase d’apprentissage, copier est une manière d’honorer. D’absorber une logique, une dynamique, un rythme. C’est reconnaître que ce qui m’est transmis contient une valeur structurelle. Une valeur que je ne peux saisir qu’en me coulant dans le moule, sans encore chercher à le tordre.
Et c’est là que commence le vrai travail : répéter. Pas une fois. Pas deux. Dix fois. Vingt fois. Jusqu’à ce que la gestuelle devienne fluide, que les mots deviennent miens, que la pensée s’incarne sans effort.

C’est dans cette phase de répétition structurante que l’appropriation se joue. On ne comprend jamais aussi bien un processus qu’au moment où l’on peut l’exécuter sans le mentaliser. C’est le passage du cortex au corps, du discours à l’action. La bascule vers l’intégration.

La maîtrise précède la créativité

« On ne joue avec les règles qu’après les avoir honorées. »

Alors seulement, vient le moment du dépassement. Celui où je peux ajouter mon génie propre, non pas en cassant ce qui m’a été transmis, mais en l’élevant à un autre niveau. En apportant une variation, un ajustement, une couleur.
Et ce, sans trahir l’efficacité du modèle initial. Car je sais ce que je fais.
Je sais d’où je viens.
Je n’improvise pas par paresse.
Je crée en conscience.

C’est là qu’apparaît une erreur fréquente chez beaucoup d’apprenants : vouloir modifier avant de maîtriser. Changer les ingrédients sans avoir goûté la recette. Innover sans ancrage. Cette tentation de l’improvisation prématurée n’est pas un acte de liberté : c’est souvent un déguisement de l’égo ou une fuite de l’effort.

Nager avant d’inventer la brasse

« Parfois, il faut plonger sans modèle… et inventer dans la nécessité. »

Cela dit, il serait injuste d’ignorer l’autre versant : celui de l’apprentissage en milieu vierge. Il existe des contextes – urgents, nouveaux, non balisés – où personne ne peut nous transmettre quoi que ce soit, car tout est à inventer. Là, pas le choix : on se jette à l’eau. On apprend à nager pour survivre, puis on formalise après coup.

Mais même dans ces cas-là, dès que l’expérience devient transmissible, une nouvelle responsabilité apparaît : celle de la structurer, de la clarifier, de la rendre enseignable. Et donc, de la transmettre à d’autres, sans dilution, sans arrogance, sans trahison de la vérité du vécu.

C’est là que l’on quitte le statut de survivant pour devenir passeur.

Entre Diogène et Platon

« Former, c’est éclairer sans aveugler. »

Et au fond, tout cela nous ramène à un carrefour. Celui que traversent tous ceux qui veulent transmettre : faut-il apprendre comme Diogène, par la vie brute, la claque existentielle ? Ou comme Platon, par la méthode, la mise en forme, le questionnement ?

La réponse, c’est peut-être l’alliance des deux.

Car former, ce n’est pas imposer un moule. C’est offrir une voie d’accès à la maîtrise, tout en respectant l’autonomie intérieure de celui qui apprend. C’est faire naître la compétence sans étouffer la personne.

Et si nous devons faire quelque chose d’utile pour les générations qui montent, c’est sans doute cela :

Leur transmettre le meilleur de ce que nous avons compris,
Sans leur voler la chance de le découvrir à leur tour.

? Épilogue – Pour ceux qui ont dû chercher leur propre voie

« Il y a ceux à qui l’on transmet une méthode. Et puis, il y a ceux qui ont dû l’inventer pour survivre. »

Il y a des femmes et des hommes qui n’ont pas eu la chance d’apprendre un métier jeune. Pas de compagnonnage, pas de maître, pas d’école claire. Juste une sensation d’écart, un monde à comprendre, et un besoin vital de se réinventer.

Ces personnes-là ne sont pas passées par les portes classiques. Elles ont dû tracer un chemin à la Diogène, en pleine rue, avec pour seule lampe la question vive : « Où est l’essentiel ? »
Et c’est ainsi qu’elles sont devenues chercheuses, chercheurs — non pas en blouse blanche, mais en quête intérieure. Des êtres qui cherchent leur voie, la trouvent, puis grandissent à travers elle.

Et parfois… un jour…
Vient l’envie de transmettre ce qui n’a jamais été reçu.
Non pas pour se poser en maître, mais pour épargner aux autres certains détours. Pour offrir un socle. Un modèle. Une structure qui permette de créer à partir d’un appui — pas à partir du vide.

Ces êtres-là ont entrevu tard l’immense avantage — et le piège — que représente l’université de Platon.
Ils savent que l’enseignement structuré peut libérer.
Mais aussi enfermer.

Ils ont appris à reconnaître la beauté d’une méthode bien conçue, sans en devenir prisonniers.
Ils savent que les principes fondamentaux sont éternels, mais qu’ils doivent revivre dans chaque génération, sous peine de devenir dogmes morts ou slogans vides.

Ce sont ces personnes, passées par l’errance et l’effort, qui sont aujourd’hui les mieux placées pour refonder des voies d’apprentissage vivantes : humaines, exigeantes, fécondes.

Et si c’était eux, finalement, les nouveaux maîtres ?